Il était une fois la forêt wallonne

Rencontre avec Thierry Kervyn, agent du Département de l’étude du milieu naturel et agricole du Service public de Wallonie. Depuis 10 ans, il a cartographié patiemment l’ancienneté et l’évolution de la forêt wallonne. Aujourd’hui, premier aboutissement, la diffusion du résultat à travers le catalogue du Géoportail de la Wallonie.

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Figure 1 – L’abondance de la Jonquille est indicatrice de l’ancienneté de cette parcelle.

Un vrai travail de bénédictin : fastidieux et rigoureux. Voilà comme Thierry Kervyn qualifie la démarche initiée il y a 10 ans. Intarissable sur la forêt et son histoire, il se réjouit de voir la cartographie réalisée s’ouvrir à tout un chacun via le Géoportail de la Wallonie. Initialement vues comme un outil destiné à préserver la biodiversité forestière, la cartographie et l’identification des forêts anciennes de Wallonie et les données qui l’accompagnement laissent apparaître une ressource multiple ne demandant qu’à encore grandir.     

Thierry Kervyn, merci pour cette rencontre.

Première question, la carte réalisée répertorie la forêt ancienne de Wallonie, qu’est ce qui caractérise une forêt ancienne ?

En Wallonie, il y a des zones forestières où la biodiversité est nettement plus présente (diversité des arbres, diversité des fleurs, …) . Après analyse, on s’est rendu compte que ces parties de forêt étaient implantées depuis très longtemps sur le territoire, à la différence des zones plus récemment boisées.

Partant de ce constat, on définit une forêt ancienne comme une forêt qui occupe une parcelle depuis au moins 250 ans, de façon continue.

De plus, comme la carte de Ferraris est le point de départ du travail, cette définition se veut aussi pragmatique puisque cette carte particulièrement précise permet d’établir l’usage des sols vers 1770. A cette époque, la production de charbon de bois bat son plein dans les forêts de Wallonie.

 Vers 1850 toutefois, l’abandon du charbon de bois au profit de la houille va complètement métamorphoser l’usage de la forêt et surtout le développement de la sidérurgie industrielle.

Si l’ « âge » d’une forêt est le seul critère,  après examen complémentaire, il arrive de déclasser certaines  forêts initialement reconnues comme « anciennes ». Pour cela, on se base sur les preuves d’activités ultérieures qui s’y sont déroulées (sablière, carrière, terril, …).

Au sein des forêts dites anciennes, y a-t-il des différences ?

La principale différence au niveau de la forêt ancienne, c’est sa composition.  D’un côté on parlera de forêts anciennes subnaturelles, c’est-à-dire celles dont les feuillus (hêtre, chêne, …) sont majoritaires et restés les plus proches de l’état naturel.  De l’autre côté, il y a les forêts dans lesquelles les résineux (pins, épicéas,... ) sont devenus majoritaires. Sur ces sites, il y a toujours eu de la forêt, mais – à un moment donné – la décision a été prise de privilégier les résineux, souvent pour des raisons économiques.

La forêt ancienne wallonne présente-t-elle des spécificités ?

Si on se place au niveau européen, la plus-value en termes de biodiversité est assez comparable. Les plantes à fleurs qui caractérisent les forêts anciennes en Wallonie s’observent également dans les pays voisins. Cependant, au point de vue historique ou archéologique, la Wallonie présente quand même une particularité. La forêt ancienne wallonne se caractérise par une forte présence d’aires de faulde. Il s’agit des endroits où le charbon de bois était produit. Cette présence élevée est vraiment intrinsèquement liée à l’activité sidérurgique préindustrielle wallonne. Activité qui a connu une période extrêmement florissante jusqu’en 1850.

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Figure 2 - Aires de faulde – Illustration – Source :  Duhamel du Monceau, 1770

La forêt est donc un formidable témoin du passé industriel wallon ?

Oui exactement.  Au point même que les aires de faulde précitées sont encore légèrement visibles dans le relief du sol et sont devenues des éléments indicateurs de l’ancienneté de la forêt. Quand des traces d’une aire de faulde sont confirmées, on sait qu’il y avait de la forêt à cet emplacement et que le relief du sol n’a pas été modifié durant 250 ans. Paradoxalement, c’est le témoignage d’une activité humaine révolue qui devient indicatrice de la naturalité des forêts.

Au vu du résultat, comment la forêt wallonne a-t-elle évolué depuis 250 ans ?

La superficie forestière connue au 18ème siècle s’est drastiquement réduite au 19ème siècle, avant de regonfler considérablement au 20ème siècle. Dans ces évolutions, les forêts les plus naturelles (forêt ancienne subnaturelle) ont cependant perdu 60 % de leurs superficies. D’environ 433.000 hectares au 18ème siècle, on est passé à 185 500 ha aujourd’hui. Constat : une diminution de 60% de la superficie de la forêt ancienne subnaturelle. Il en reste 40 %. C’est le bon moment de réfléchir à ce qu’on veut en faire.

Ce qui explique ce déclin, c’est d’une part le déboisement net au 19ème siècle (causé par une surproduction de charbon de bois, ou le défrichement pour l’agriculture). D’autre part, la transformation résineuse qui est à l’origine de la perte de 111 000 hectares de forêt ancienne subnaturelle au cours du 20ème siècle.

 

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Figure 3 – Evolution de la composition de la forêt wallonne – Source : SPW Agriculture, Ressources naturelles et Environnement

Qu’est ce qui explique cette présence importante de résineux ?

C’est vraiment le résultat de la politique forestière de la fin du 19eme siècle et du début du 20eme siècle. Elle visait à optimiser l’usage des pelouses calcaires et des landes. Il faut s’imaginer qu’en Ardenne il y avait énormément de landes et de tourbières (ce qu’on appelait des terres vaines et vagues) où on faisait juste pâturer les animaux.  Il y a vraiment eu une volonté politique de revaloriser ces terrains en les plantant. Aux regards des connaissances de l’époque, l’épicéa était considéré comme l’essence la plus adéquate. Une essence qui s’adapte à de nombreuses situations et pousse droit. Le bois est réputé pour ses qualités technologiques. On en a donc planté tant et plus, pour répondre notamment aux besoins de l’industrie minière.  Cette politique forestière visait aussi à enrichir des communes exsangues en valorisant des superficies de terrain sous-exploitées.

Il y a donc un intérêt historique, mais ce n’est pas ce qui a motivé la démarche et le travail cartographique ?

En effet, le point de départ de la démarche, c’est la protection de la biodiversité forestière. La volonté était de surtout identifier les parcelles forestières davantage susceptibles d’héberger des espèces profondément liées à l’écosystème forestier, pour les préserver de tout déclin supplémentaire.

Outre cet aspect, s’ajoute le souci – comme la forêt wallonne occupe un tiers du territoire – de mieux organiser certaines activités humaines en forêt. Ici, les enjeux se situent au niveau de l’aménagement du territoire. C’est crucial de parvenir à différencier les forêts les plus précieuses pour la biodiversité de celles qui le sont moins, par exemple, lors de l’extension de zones d’activité économique ou lors de l’implantation d’éoliennes en forêt.

On peut donc voir cela comme un outil d’aide à la décision. Autre exemple, lié à l’administration et à la gestion forestière, la carte réalisée facilite le travail des collègues du DNF lors des aménagements forestiers et oriente leurs propositions quant au futur de la forêt publique wallonne.

Le fichier écologique des essences : un autre outil au service de la forêt

Accessible depuis quelques mois via une application web, le nouveau fichier écologique des essences a fait entrer la gestion des forêts et des espaces naturels dans une nouvelle ère ou où les nouvelles technologies et l’information cartographique consolidée par le Service public de Wallonie démontrent toute leur utilité.

Relire l’article " le fichier écologique des essences : l'appli qui cache la forêt "

Outre le politique et l’administration, le résultat sera disponible pour d’autres acteurs comme les propriétaires privés, les exploitants … ?

Tout à fait. La gestion durable des forêts publiques ou privées requiert de connaître l’historique des parcelles et d’en tenir compte. Que ce soit pour la certification FSC ou PEFC, la reconnaissance d’une « foret ancienne » arrive un peu comme un drapeau pour signaler un intérêt particulier. Il y a de nombreux exemples qui montrent que la proportion d’espèces protégées par la loi sur la conservation de la nature est beaucoup plus importante dans la forêt dite «ancienne». Avec la carte, on identifie préalablement et plus facilement ces zones intéressantes.

Selon moi, il y a aussi un autre aspect instructif. De manière générale, tous les forestiers – qu’ils soient issus du secteur privé mais aussi du secteur public – ont une sensibilité très forte par rapport au terrain qu’ils gèrent.  Montrer comment était la forêt il y a cent ans ou deux cent ans leur permet de comprendre beaucoup de choses qu’ils observent sur le terrain.

Pour élaborer cette carte, il y a eu énormément de rencontres avec des forestiers du Département de la Nature et Forêts du SPW. L’idée était de confronter la cartographie préliminaire avec la réalité du terrain et le ressenti des gestionnaires. A l’issue de chaque rencontre, les forestiers confirmaient une richesse plus importante des zones composant la forêt ancienne. Toutefois, cette richesse était difficilement matérialisable. En proposant une analyse cartographique basée sur les cartes anciennes, on est parvenu à illustrer et documenter ce que les forestiers constatent quotidiennement sur le terrain. A savoir qu’il y a effectivement une diversité nettement plus grande dans les forêts anciennes subnaturelles.

Le travail réalisé a donc été accueilli favorablement ? 

L’accueil a été enthousiaste de la part de tous les forestiers. On propose un éclairage différent sur les terrains qu’ils gèrent au quotidien. Offrir ce recul avec la perspective historique sur les parcelles, dont les arbres ont parfois plus d’un siècle, permet de bien comprendre l’origine des zones gérées. La démarche a l’avantage de faire réfléchir en proposant une explication de ce qu’ils observent au jour le jour.

Outre la rencontre avec les forestiers, des déplacements sur le terrain étaient-ils organisés ? 

Ponctuellement. L’idée était de voir si les résultats partiels reflétaient la réalité. Cela s’est fait plus en fonction des occasions et des opportunités que sur base d’un échantillonnage statistique.

Est-ce que l’idée d’une carte a été directement évoquée ?

Oui. Souvent lors d’un aménagement ou d’un projet forestier, une des premières choses que font les gestionnaires, c’est de reprendre les anciennes cartes ou les anciens plans. Ils essayent par eux-mêmes de situer comment était la zone antérieurement. Mais il s’agit d’une initiative personnelle non systématisée. L’idée de l’administration a été directement de soutenir et généraliser la pratique et d’imaginer une cartographie historique des propriétés forestières publiques. Démarche fort ambitieuse dès le départ mais qui s’est rapidement élargie vers la forêt privée vu l’intérêt multiple que cela représentait. La décision a donc été prise de couvrir toute la superficie forestière et d’analyser l’ancienneté des forêts sur le tout le territoire wallon, qu’il soit public ou privé.

Combien de temps s’est écoulé depuis le lancement de l’initiative ?

Le travail a demandé 10 ans. La mise en ligne en 2010 de la carte de Ferraris digitalisée a constitué le point de départ. Il y avait la crainte que cette carte ancienne soit trop déformée pour être exploitable. La démarche a toutefois été poussée suffisamment loin et les résultats obtenus étaient tout à fait intéressant. La précision géographique était d’environ 100 mètres. Cela peut paraître beaucoup mais c’était suffisant pour répondre à l’objectif consistant à identifier les parcelles forestières présentes à l’époque ou pas. Partant de cette première source intéressante, on a petit à petit pu l’étoffer avec d’autres cartes historiques (Vandermaelen, Cassini, Carte du dépôt de la guerre …) Ensuite, de fil en aiguille, on a encore trouvé des sources cartographiques plus ciblées mais toujours géoréférencées (Je remercie d’ailleurs les collègues qui m’ont aidé à dénicher certaines de ces cartes).

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Figure 4 - Carte de Ferraris - Extrait

Plus qu’une donnée, c’est une série de données qui entrent dans le catalogue du Géoportail avec cette étiquette « forêt ancienne » ?

En effet, la donnée sera présentée dans un package avec 3 autres données cartographiques. Ces trois autres données permettent de contextualiser la carte de l’ancienneté des forêts wallonnes.

  • Ancienneté des forêts actuelles

La première donnée, celle qui a initié la démarche, cartographie et établit l’ancienneté des forêts actuelles.

  • Couverture forestière approximative au 18ème siècle

Au cours du processus, les contours des superficies forestières figurant sur la carte de Ferraris ont été dessinés, l’ajout de cette donnée au catalogue a été proposé. Elle sera disponible et permettra de poursuivre l’étude de l’occupation du sol à la fin du 18ème siècle. 

  • Aires de faulde

Cette donnée est un élément qui est intervenu en cours de processus. Elle est le résultat d’une collaboration intéressante menée avec deux étudiants (UCL) : Brieux Hardy et Sébastien Françoisse. Ces derniers ont montré la superposition presque parfaite entre la répartition des aires de faulde et la couverture forestière telle qu’elle apparait à l’époque de la carte de Ferraris. Ce travail a vraiment permis de valider solidement la cartographie de la forêt ancienne grâce à la présence d’aires de faulde. Cet élément a été rendu possible grâce à la grande qualité de la donnée Lidar hillshade (2013-2014)  . Elle a également contribué à confirmer les résultats obtenus.

Par exemple, en recherchant tout ce qui était carrière et sablière qu’on ne détectait pas automatiquement dans les cartes anciennes mais qu’on remarquait extrêmement bien par les modifications du relief du sol. 

  • Fourneaux et forges aux 18ème et 19ème siècles

Et la quatrième donnée est plus historique. Elle renseigne les sites sidérurgiques préindustriels, forges et fourneaux. Ces derniers étaient surtout présents en Ardenne, là où il y avait la ressource en charbon de bois et la ressource en force hydraulique (des ruisseaux avec des pentes suffisantes pour accumuler de l’eau et avoir une force motrice importante). C’est une donnée qu’on a constituée parce qu’elle permet d’apporter une explication à la présence de certaines forêts anciennes de Wallonie.

Par exemple, si la forêt d’Anlier a beaucoup mieux traversé les siècles que d’autres parties du territoire. C’est notamment parce qu’un grand nombre   de forges et de fourneaux en dépendaient pour leur approvisionnement en combustible.

Quel point positif et quel point négatif retirer de cette expérience ?

La difficulté principale c’est que cartographiquement, c’était un travail de bénédictin. Tout le territoire wallon a été décortiqué kilomètre carré par kilomètre carré. Heureusement, les premières couches cartographiques de l’institut géographique national existaient déjà. Elles comprenaient l’occupation du sol de la Wallonie. On en a d’abord extrait les polygones représentant les forêts, pour ensuite leur attribuer l’information adéquate. Pas moins de 300.000 polygones ont été examinés et qualifiés en fonction de leur lien avec la forêt ancienne. Cela ne se fait pas en 2-3 clics.

Ça c’était l’aspect le plus difficile un travail fastidieux et rigoureux pendant plusieurs mois.

Le point positif qui a rendu possible la finalisation de la carte, c’est la convergence de toute une série de données qu’on n’imaginait pas associer. Par exemple les polygones de l’occupation du sol de la carte de l’IGN ont servi de couche de référence. La carte de Vandermaelen, que le SPW territoire a référencé pour des usages archéologiques, a complété les démarches en vue de déterminer l’ancienneté de certaines parcelles. La donnée relief de 2013-2014 a elle aussi conforté et complété le travail. Tout l’intérêt c’est de rassembler des éléments cartographiques préexistants, de les combiner de la façon la plus intelligente et d’apporter une plus-value à cette combinaison. Là est vraiment tout l’intérêt des SIG.

Produire une telle série de données n’était pas possible il y a 20 ans. La capacité informatique ne permettait pas de manipuler et de combiner autant de données de façon précise.

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Dernière question, l’aventure va-t-elle se poursuivre ?

Oui, bien entendu. On est clairement dans l’idée qu’on vient de produire la version 1 mais elle ne demande qu’à être précisée par d’autres sources cartographiques en vue d’une version 2, tout en gardant les critères de qualité et de rigueur qu’on a appliqué jusqu’à présent. On espère aussi que la diffusion des données vers un large public permettra à certains acteurs de mener de nouvelles recherches ou de nouvelles démarches pour mieux comprendre et interpréter la forêt, sa biodiversité, ou encore l’histoire de la Wallonie. On a aussi l’espoir que de nouveaux documents historiques soient rendus disponibles pour compléter notre démarche.

Au coeur de la stratégie européenne pour la Biodiversité

La Commission européenne vient de publier sa Stratégie pour la biodiversité, dans laquelle figure l’objectif de cartographier … les forêts anciennes !

Avec la réalisation et la diffusion de cette donnée, la Wallonie s’inscrit pleinement dans les objectifs européens et dispose même d’une longueur d’avance pour mettre en valeur son riche patrimoine forestier.

 

 

CONSULTER LA FICHE DESCRIPTIVE DE LA SERIE DE DONNEES FORETS ANCIENNES